MICHELE PEROZENI

L'œuvre au blanc ou le continent inachevé

Avant toute considération contemplative, il est intéressant de replacer ce vaste projet de Michèle Pérozeni dans son parcours personnel. Important, car chez elle, tout acte créatif est une mise en matière d'émotions furtives ou durables, ornières ou méplats marquant son chemin de vie.
Enseignante depuis près de vingt-cinq ans à l'ESAD de Strasbourg, l'artiste avait quelque peu « mis sa carrière en pointillé », profitant du bonheur d'un partage sans limites avec ses étudiants. Lorsqu'en 2010, Michèle Perozeni accepte l'aventure d'une résidence à Sars-Poteries, l'artiste prend la décision majeure de quitter définitivement ses fonctions pédagogiques pour aborder sereinement cette plongée intense dans la création attendue et préméditée.
Malgré son expérience, l'artiste se sent gagnée par une émotivité nouvelle, sa Yellow brick road prenant soudain l'allure d'une immensité vierge sur laquelle chaque pas laisse une empreinte marquante. Cette page blanche à écrire, ce vertige immaculé sera son terrain de méditation et d'action. Elle le baptise Inlandsis, nom propre de la plus grande étendue polaire, nappe de glace continentale infiniment étendue, plus familièrement connue sous le nom de calotte polaire.
La quête de la lumière, la perception de l'espace et le passage du temps furent et restent ses thèmes motivants, mais cette fois, l'artiste est nue devant son paysage mental avec pour seule compagnie la matière, le verre, à qui elle confie ses secrets depuis longtemps. Un continent est sur le point de naître.
Pour survivre, sur une banquise, il faut bouger, abandonner ses doutes et aller de l'avant.

Sur Inlandsis, Michèle Pérozeni s'engage à planter une forêt de bois, ceux de caribous se déplaçant en troupeaux compacts, faisant onduler de concert des formes complexes toutes différentes jusqu'à la perception d'un tout fluctuant.
Il ne s'agit pas forcément de dénoncer les rayures de plus en plus marquées provoquées par l'Homme sur ce miroir naturel, mais surtout d'exprimer que tout vide est composé de pleins invisibles, que seule la poésie permet de pressentir. Une sensibilité quantique de l'univers, une «masse blanche», à l'instar de la masse noire, que l'on ne peut définir que par ce qu'elle n'est pas, nos sens humains limités demeurant aujourd'hui encore impuissants à la détecter.
Une autre image furtive a présidé aux sources de cette résidence: les silhouettes sombres de quatre arbres noyés dans le brouillard alignés devant les fenêtres du studio de l'atelier, entr’aperçues il y a deux ans.
Un souvenir visuel marquant made in Sars-Poteries, creuset du verre libre cher au cœur de l'artiste, un hommage à ceux qui l'animent et à ceux qui l'ont créé, dont l'essentiel, le tronc commun, reste visible dans le brouillard de nos mémoires instables. D'autres gentils fantômes peuplent et nourrissent Inlandsis, comme l'igloo de « Péril en la demeure », demi-sphère ronde composée de bois d'Élans en pâte de verre entrelacés, forme séduisante et mythique pour une plasticienne habituée à flirter avec le vide.
Michèle Pérozeni réalise pour la première fois une narration figurative, poussant parfois des hurlements silencieux adressés aux briseurs de glaces. Si le verre noir en plaques figure la voie ouverte en Arctique aux prospecteurs de bitume par le réchauffement climatique, son message est ailleurs.

« Je ne cherche pas à parler des rennes ou des Inuits, dit-elle, mon travail est dans le rien, il se niche au sein de tout ce qui est appelé à disparaître ». Et l'on revient au méandres du temps et à l'inéluctable « tempus fugit » latin.
Les bois des cervidés, qui sont en fait constitués d'os, poussent, puis tombent chaque année, matérialisation dynamique de la succession brutale des saisons polaires. L'ordre naturel régissant leur croissance échappe aux lois de l'équilibre et de la gravité. Trop lourds, fragiles en leurs centres, ils ne sont là que pour briller lors de la parade amoureuse et sont traités sans élégance de «caractères sexuels secondaires», quand ils ne figurent pas sur les murs des chasseurs en trophées morbides ...
Moulés et transmutés en verre, ils expriment enfin pleinement leur élégante ténue et leur beauté plastique. Enchevêtrés, ils composent une structure compacte. Accumulés, ils se changent en vague ondulante, une fourrure de lumière appelant la caresse. Une forêt improbable, ainsi l'évoque le titre bien choisi de l'une de ses œuvres. L'équipement nécessaire pour rejoindre Inlandsis dans cette expédition poétique est rudimentaire: des yeux pour contempler l'or blanc de cet univers paradoxal, une âme libre pour s'y perdre sans appréhension, un soupçon d'ingénuité niché au fond de nos souvenirs.
Pendant plusieurs longs mois, de dessins en moulages, de cuissons en recuissons, de démoulages en finitions, Michèle Pérozeni a tout prévu pour rendre inoubliable notre voyage d'un instant.
Sur Inlandsis, le temps fuit, mais pas de la même façon pour tous.

Thierry de Beaumont

Journaliste, auteur, enseignant à l'École Camondo, Paris.

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